REFLETS DE SOCIÉTÉ

Vol. 15-1, octobre 2006

Des pieds, des mains et de l'audace !

Par Arianne Clément


La troupe des arts de la scène Des pieds et des mains se distingue par ses productions de spectacle modernes qui mettent en scène des artistes atteints de déficiences intellectuelles Arianne Clément L'année dernière, on m'a offert un billet pour assister à Leçons, pièce qui fusionnait la dans et le théâtre sur un texte d'Eugène Ionesco. Cinq des huit danseurs et acteurs souffrent de différents handicaps mentaux. Par politesse, j'ai accepté l'invitation. Je croyais que les éloges que l'on faisait de ce spectacle relevaient plutôt de la charité humaine que d'une réelle qualité d'interprétation ou de mise en scène.

J'ai été estomaquée par la puissance du spectacle. La particularité des comédiens donnait un tout nouveau sens au texte qui se veut absurde à la base. L'interprétation franche, naïve et ludique était en parfaite harmonie avec la mise en scène et avec le discours sous-entendu de la pièce. C'était un spectacle de calibre professionnel, riche en symboles, intelligent, inusité et émouvant, qui s'inscrivait tout à fait dans un courant de danse et de théâtre contemporains. J'ai rencontré la chorégraphe Menka Nagrani pour nous parler de ce spectacle.

Arianne Clément : Qu'est-ce qui vous a poussé à travailler la danse avec des personnes atteintes de déficiences intellectuelles ?

Menka Nagrani : J'ai commencé par hasard. J'enseignais la danse à différents groupes quand le Centre d'art des muses, un centre de formation socioprofessionnelle des arts de la scène pour les handicapés, m'a approchée. Je donne des cours pour cet organisme depuis maintenant cinq ans et ce travail m'a permis de rencontrer Richard Gaulin, le metteur en scène avec qui j'ai fondé la compagnie Des pieds et des mains. Nous travaillons encore en collaboration avec le Centre d'art des muses, où nous recrutons tous les comédiens.

A.C. : Considérez-vous que votre travail a un aspect thérapeutique ?

M.N. : Oui, mais je ne fais pas d'art thérapie. En art thérapie, ce qui est important, c'est le processus et non le résultat. Pour nous, c'est le contraire ; l'important c'est de faire un spectacle de qualité avec des critères artistiques élevés et un fini professionnel. Il n'en demeure pas moins que le processus de création et le fait de participer à un spectacle, d'être vu, entendu et applaudi est assurément thérapeutique.

Les personnes marginalisées sont rarement valorisées dans leur vie quotidienne. L'art permet d'exprimer et de libérer des émotions, ce qui n'est pas rien. Il faut aussi considérer les retombées sociales. Les comédiens sont considérés comme des professionnels. On leur offre un travail rémunéré, ce qui leur permet d'acquérir une certaine autonomie et une meilleure position sociale.

A.C. : Qu'est-ce qui pousse les personnes handicapées à faire de la scène ?

M.N. : Les interprètes que nous avons recrutés au Centre sont passionnés par les arts de la scène. Ils aspirent à devenir acteurs. D'ailleurs, une des interprètes, Geneviève Morin-Dupont, a actuellement un petit rôle dans un téléroman et elle a déjà joué dans un film.

A.C. : Est-ce qu'ils saisissent le sens ou l'aspect politique de ce qu'ils interprètent ?

M.N. : Ils ne comprennent pas tous les sens qu'une réplique peut avoir mais ils comprennent au premier degré. C'est ce qui permet une interprétation juste, brute, pure et non censurée.

A.C. : Quelles sont les difficultés lorsque l'on travaille avec ces personnes ?

M.N. : Il faut gérer des comportements souvent primaires et très émotifs. Nous devons créer à partir des contraintes dues aux différentes déficiences des interprètes. Le processus est donc plus compliqué et plus long.

A.C. : Vous êtes allés présenter la pièce en Belgique. Comment s'est passée l'expérience ?

M.N. : C'était dans le cadre d'un festival international de théâtre et de danse consacré aux compagnies travaillant avec des personnes ayant un handicap intellectuel. C'était une superbe expérience car nous avons eu la chance de voir les productions de neuf compagnies venues de partout dans le monde. On a aussi participé à des ateliers, des tables rondes, des discussions et des conférences qui traitent de l'art et des déficiences intellectuelles. De plus, la pièce a été bien reçue.

A.C. : Considérez-vous la troupe Des pieds et des mains comme une troupe engagée ?

M.N. : Absolument. Notre mission est d'intégrer des personnes marginalisées dans le but d'induire des questionnements artistiques et sociaux.

Je crois que les artistes se doivent d'avoir un engagement social. L'art est un bon véhicule pour rejoindre les gens et les sensibiliser, Nous sommes fiers de voir les retombées sociales, mais je dois dire toutefois que le choix de travailler avec des personnes ayant des difficultés intellectuelles est avant tout un choix artistique.

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